
Dans le secteur juridique privé, les avocats et les cabinets d’avocats ont toujours été indissociables.
- Un cabinet d’avocats est le véhicule commercial par lequel les avocats offrent leurs services – et il n’a jamais été conçu pour autre chose. En pratique, un cabinet ne peut rien produire de valeur pour ses clients sans le travail de ses avocats. Retirez les avocats d’un cabinet et il ne reste qu’une coquille vide, sur le plan commercial.
- Inversement, tout avocat qui accomplit une tâche juridique pour un client le fait nécessairement au sein d’un cabinet. En réalité, le simple fait de fournir des services juridiques revient à « créer » un cabinet d’avocats : même une pratique individuelle en est un. Les avocats précèdent les cabinets, mais ils les génèrent aussi – et sont indispensables à leur existence. C’est une relation symbiotique.
L’IA générative viendra affaiblir, voire dissoudre, cette relation. Les cabinets deviendront capables de produire et de vendre des livrables juridiques sans aucune participation humaine directe.
Aujourd’hui déjà, n’importe qui peut demander à un grand modèle de langage (GML) comme ChatGPT-5 d’exécuter une tâche juridique : rédiger une analyse, produire un document légal ou formuler un avis – des services autrefois réservés à un avocat.
Je ne dis pas qu’une personne devrait le faire. Les résultats d’un GML peuvent être pertinents et fiables, comme ils peuvent être complètement à côté de la plaque. Mais beaucoup de gens utilisent déjà les GML de cette façon et, faute d’alternatives accessibles en matière d’aide juridique, ils continueront de le faire.
L’autre versant de cette réalité, toutefois, est qu’un cabinet peut lui aussi exploiter un grand modèle de langage – une version spécialisée dans le domaine juridique, conçue pour fonctionner selon les normes de qualité d’un avocat – afin d’exécuter des tâches juridiques et de vendre ensuite le résultat au client. Dans ce cas, le GML devient le principal exécutant de la tâche juridique. C’est une évolution totalement nouvelle. (Certes, certains cabinets vendent déjà le travail de parajuristes, mais jamais à une échelle ou à une capacité comparable à celle des modèles d’IA.)
Actuellement, tout cabinet qui utilise l’intelligence artificielle pour générer des livrables juridiques intègre encore un avocat au processus, à la fois pour garantir l’exactitude et pour se protéger contre d’éventuelles enquêtes déontologiques. Mais à mesure que l’IA générative s’améliore, ce contrôle deviendra de plus en plus formel, jusqu’à disparaître complètement. Un jour, un cabinet pourra produire et vendre du travail juridique sans aucune implication active d’un avocat humain.
À mesure que les grands modèles de langage remplaceront graduellement les avocats dans l’exécution des tâches juridiques, ils provoqueront une divergence – une véritable séparation – entre les cabinets et les avocats. Pour la première fois, grâce aux GML il deviendra possible d’avoir un cabinet d’avocats qui vend des services juridiques sans avocats. Bien sûr, des obstacles réglementaires freinent encore cette réalité, et ils subsisteront sans doute quelque temps. Mais, sur le plan pratique, cette possibilité est déjà là – et c’est une révolution.
J’ai écrit le mois dernier sur le déplacement des avocats dans l’exécution des tâches juridiques et sur la transformation identitaire que cela entraîne quant à leur rôle et à leur raison d’être. Mais les conséquences de ce déplacement des tâches vers les GML pourraient être encore plus profondes sur les cabinets.
Sur le plan conceptuel, les cabinets d’avocats sont entièrement définis par leurs avocats. Leur « inventaire » se compose des heures facturables de leurs juristes, leur capital provient des mises de fonds des associés-propriétaires, et tous leurs indicateurs clés (productivité, utilisation, rendement, croissance) sont exprimés en « unités d’avocat ». Dans une logique de rentabilité traditionnelle, plus un cabinet compte d’avocats, mieux il se porte.
Or, d’ici un an ou deux, la tendance inverse commencera à se dessiner. À mesure que les capacités des GML grimperont dans la chaîne de valeur juridique, les cabinets trouveront moins rentable de confier à des avocats des tâches que leurs concurrents – et parfois même leurs propres clients – préfèrent désormais déléguer à l’intelligence artificielle. Les avocats eux-mêmes rechigneront probablement à accomplir ce type de tâches, car personne n’aime faire un travail qu’une machine a prouvé pouvoir exécuter. L’exécution des tâches juridiques nécessitera donc moins d’avocats par tâche qu’auparavant.
Cela ne signifiera pas nécessairement la fin de la facturation à l’heure. Même si les avocats participeront moins à la production des livrables juridiques, ils pourront (et je pense qu’ils devraient) se repositionner sur des services fondés sur le conseil, la stratégie de défense, l’accompagnement, le plaidoyer et la réflexion. Ils pourront facturer ces services à l’heure, s’ils le souhaitent (et si leurs clients y consentent), ou selon un tarif fixe, ou encore selon une approche relationnelle – peu importe, au fond.
Mais la réduction radicale de la contribution des avocats aux tâches juridiques remettra en question trois piliers du fonctionnement des cabinets :
- Rentabilité – Les avocats gagnent leur vie en facturant le temps qu’ils consacrent à effectuer des tâches pour leurs clients. Les cabinets, eux, réalisent des profits en vendant le temps de leurs jeunes collaborateurs plus cher qu’ils ne les rémunèrent. Cet effet de levier des collaborateurs est la clé de la rentabilité. Sans ce levier, un cabinet n’est qu’un groupe d’avocats vendant leur temps; avec lui, il devient une machine à profits. Si les collaborateurs ne facturent plus d’heures – parce qu’il n’y a plus d’heures à facturer –, où les cabinets trouveront-ils leurs profits ?
- Formation – Où trouvera-t-on du travail pertine pour les jeunes avocats ? L’avantage du modèle de levier, c’est que les clients finançaient en partie la formation des recrues, dont le travail sur des dossiers simples servait d’apprentissage pratique. Ce n’était pas une véritable formation, mais une immersion. Or, la plupart des cabinets ne connaissent pas d’autre manière de former leurs avocats que par la répétition de tâches juridiques. Si les machines les remplacent, comment apprendront-ils ?
- Évaluation de la valeur – La meilleure contribution d’un avocat à son cabinet est d’apporter une clientèle stable et durable. La seconde, c’est de produire régulièrement du travail facturable, et ce n’est pas une activité facultative pour les avocats, quel que soit le stade de leur carrière. Si les avocats facturent moins d’heures, comment mesureront les cabinets leur contribution réelle ? Je ne suis pas sûr que la plupart des cabinets d’avocats soient même capables de concevoir l’idée de mesurer la valeur autrement qu’en heures facturables.
Le temps et l’énergie consacrés à l’exécution des tâches juridiques ne sont pas seulement le moteur du fonctionnement des cabinets, mais aussi de leur identité même. L’intégration des GML dans la chaîne de production des services juridiques obligera donc à redéfinir en profondeur ce qu’est un cabinet et à quoi il sert.
Plusieurs scénarios sont possibles. En voici un particulièrement intéressant :
Imaginons qu’on atteigne le stade où les grands modèles de langage deviennent si performants que les avocats ne soient plus requis pour aucune tâche juridique. Ils ne sont plus nécessaires comme traducteurs ou intermédiaires entre le client et la solution (les requêtes avancées s’en chargent), ni pour le contrôle qualité (grâce à la conception de GML de plus en plus performants). Ce n’est pas, selon moi, le scénario le plus probable, mais il demeure envisageable.
Dans ce cas, à quoi servirait encore un cabinet d’avocats ? Si les GML atteignent un tel niveau de puissance et de polyvalence, alors n’importe qui pourrait les utiliser pour obtenir une aide juridique — qu’il s’agisse d’un juriste d’entreprise, d’un fonctionnaire ou d’une mère célibataire. L’exécution des tâches juridiques deviendrait un service en ligne, une simple application. On ne se rendrait plus à un « cabinet d’avocats » pour obtenir ces services, pas plus qu’on ne se rend à une « station Uber » pour commander une course.
Et l’assurance professionnelle, dans tout ça ? La présence d’un avocat n’offre-t-elle pas à l’acheteur de services juridiques l’accès à un fonds d’assurance erreurs et omissions, pour le protéger contre les pertes causées par la négligence ou l’incompétence ? Oui, c’est exact, mais qui a dit que ce type d’assurance ne pouvait être obtenu qu’à travers un avocat ? Lorsque je loue un VUS à l’aéroport, j’achète une assurance temporaire directement auprès d’Enterprise, pas auprès de Toyota. De la même manière, les avocats ne sont pas les seuls à pouvoir offrir une couverture en cas de problème dans une transaction juridique.
La divergence entre les avocats et leurs cabinets pourrait donc mener à la disparition des cabinets d’avocats tels que nous les connaissons, remplacés par de nouvelles entités : des plateformes de solutions juridiques hautement technologiques, accessibles et spécialisées, parfois universelles, parfois concentrées sur un créneau de marché précis. Si la plupart des tâches juridiques deviennent banalisées, les cabinets le deviendront aussi, leur seule fonction de marché – la prestation de tâches juridiques – devenant interchangeable.
Mais pendant que les cabinets s’enfonceront dans cette logique industrielle, les avocats, eux, s’élèveront. Ce que nous considérons aujourd’hui comme les missions les plus nobles de la profession juridique- le conseil, la plaidoirie, la stratégie et l’accompagnement - seraient les seules fonctions encore réservées aux avocats, une fois que les GML les auraient écartés de l’exécution des tâches juridiques. Les clients pourront acheter des services juridiques standardisés, mais ils ne trouveront la confiance, la loyauté et le jugement éclairé que chez un avocat bien réel.
Et pour accomplir ces fonctions, un avocat n’aura plus besoin d’un cabinet. Un cabinet ne ferait que le ralentir. La gestion des affaires d’un client n’exige ni facturation horaire, ni main-d’œuvre hiérarchisée, ni échanges interminables de versions de documents. Il en va de même pour la veille stratégique et le conseil, ni l’accomplissement de rôles sociétaux essentiels, ni même la conception et la mise en œuvre de projets juridiques visionnaires (« Legal Moonshots »). Ce ne sont là que les premières fonctions du métier d’avocat « post-IA » que nous pouvons entrevoir. D’autres émergeront sans doute.
Comme je l’ai mentionné, bien des chemins sont possibles. Celui que je décris ici est sans doute parmi les plus prometteurs. Mais pour qu’il se réalise, il faudra bien sûr un changement radical dans la formation des avocats. Mais les forces à l’œuvre ne relèvent pas de l’hypothèse : leur rythme s’accélère, et la banalisation de la plupart des tâches juridiques paraît désormais plus probable que jamais.
La profession juridique a ici une véritable occasion de se libérer des aspects les plus pesants de ses anciennes pratiques - les heures facturables, les objectifs, la routine, la compétition interne - tout en valorisant et en élevant les dimensions les plus nobles du métier d’avocat. Mais cette transformation ne se fera pas d’elle-même. La façon dont les avocats géreront cette divergence avec les cabinets façonnera l’avenir des services juridiques pour tous. Et il est crucial de bien s’y préparer.
Jordan Furlong est conférencier, auteur et analyste du marché juridique. Il anticipe les effets des transformations du marché sur la profession d’avocat et sur les cabinets. Il a donné des dizaines de conférences aux États-Unis, au Canada, en Europe et en Australie, s’adressant à des cabinets d’avocats, des barreaux, des tribunaux et des associations juridiques. Il est l’auteur de l’ouvrage Law is a Buyer’s Market: Building a Client-First Law Firm (Le droit est un marché d’acheteurs : bâtir un cabinet axé sur le client) et publie régulièrement des analyses sur l’évolution du marché juridique dans sa infolettre Substack, où cet article – The Divergence of Law Firms from Lawyers – a été publié pour la première fois.