
L’intersection entre l’intelligence artificielle, le développement des affaires et la croissance mesurable dans le marché juridique
L’intelligence artificielle transforme la façon dont les avocats se font connaître et développent leur pratique. Cependant, il est essentiel de commencer par se demander si, et surtout comment, les outils d’IA peuvent contribuer à une stratégie de développement des affaires visant un objectif de croissance mesurable.
L’engouement entourant l’intelligence artificielle suscite une forme de crainte qui frôle parfois l’hystérie chez de nombreux avocats et cabinets, qui y voient la principale source d’inquiétude dans le marché mondial actuel des services juridiques. Bien que cette peur soit compréhensible, car pour plusieurs, les avantages concrets de l’IA demeurent encore flous, il faut garder à l’esprit que l’IA n’est qu’un outil, et qu’à l’heure actuelle, il reste sous notre contrôle.
De nombreux cabinets et juristes utilisent déjà l’IA pour exécuter des tâches répétitives et techniques qui, traditionnellement, relevaient directement du praticien du droit. Déléguer ces tâches répétitives aux outils d’intelligence artificielle permet de dégager du temps pour un travail de niveau supérieur, plus significatif et à plus forte valeur ajoutée pour le client comme pour le professionnel du droit. Mais l’IA ne remplace pas les qualités humaines essentielles, à savoir les trois « E » : expertise, expérience et empathie – qui confèrent au professionnel, qu’il soit avocat ou autre, la crédibilité d’un véritable conseiller de confiance.
Ainsi, avant d’utiliser l’IA comme simple outil tactique, il convient d’analyser les composantes stratégiques qui permettent d’atteindre une croissance d’affaires réellement mesurable.
Le facteur peur lié à l’IA
Quiconque ayant longuement travaillé avec des avocats sait qu’il suffit de leur parler de risque pour capter leur attention. Pour eux, le risque n’est pas qu’un mot de six lettres : c’est une menace potentielle, un élément central de la peur que suscite l’IA.
Or, il faut bien le dire : l’IA est un outil, à utiliser de façon ciblée, au moment opportun, pour exécuter une tactique précise.
Une tactique est une action concrète qui, réalisée dans un délai défini, soutient une stratégie. Une stratégie, quant à elle, fait partie d’un ensemble de décisions interconnectées qui visent un objectif mesurable. Imaginez une pyramide composée de trois niveaux : Objectif – Stratégie – Tactique.
La plupart des avocats que je connais sont plutôt orientés vers l’action ou les tâches à accomplir, en cochant des éléments sur leur liste avec l’objectif de faire avancer les choses. Cela n’a rien de mal en soi, mais cette approche – souvent axée sur le contrôle – peut mener à traiter l’IA comme un assistant ou, à l’inverse, comme un adversaire. En réalité, c’est ni l’un ni l’autre. C’est un outil. Il se moque bien de vos opinions ou de vos émotions. Il aide simplement à accomplir le travail. Et, surtout, tant que l’IA n’aura pas acquis une autonomie propre, comme l’a rappelé le Dr Geoffrey Hinton, professeur émérite en informatique à l’Université de Toronto, dans son discours d’acceptation du prix Nobel de physique 2024, c’est encore vous qui décidez de ce qu’elle fait.
Les outils, d’hier à aujourd’hui
Autrefois, les outils des cabinets juridiques et des entreprises se limitaient au téléphone, au dictaphone et à la machine à écrire. Puis sont arrivées les photocopieuses, qui ont donné naissance à tout un petit business de frais professionnels hors de prix — ce que, pour ma part, je considère presque comme de l’extorsion. L’apparition du télécopieur a apporté un gain de vitesse, réduisant quelque peu ces coûts excessifs, sans toutefois les éliminer.
Aujourd’hui, dans notre monde numérique, nous pouvons travailler sans fil, de n’importe où, à partir d’un appareil qui tient dans notre poche. Bien que cette mobilité soit avantageuse tant pour le professionnel que pour le client, les outils numériques censés simplifier les tâches et faciliter la délégation produisent parfois des résultats inégaux.
Les bons et les mauvais côtés de l’IA
Prenons l’exemple des agents conversationnels propulsés par l’IA utilisés pour l’accueil des clients. Ces robots peuvent filtrer les demandes, recueillir des informations préliminaires et acheminer les requêtes vers les bons professionnels. En théorie, leur rôle est double : améliorer l’expérience du client et accélérer la réponse du cabinet, tout en éliminant les curieux et les personnes qui font perdre du temps.
Mais soyons francs : un agent conversationnel est avant tout un outil conçu pour le cabinet, pas pour le client. Il sert une stratégie axée sur la sélection des dossiers les plus pertinents et les plus rentables, en ciblant les clients qualifiés pour payer le juste prix et en écartant les autres. Ce faisant, il soutient un objectif de croissance, qui est d’augmenter les revenus et les profits annuels de X %.
Rien de mal à cela, tant que cette tactique s’inscrit dans une stratégie claire permettant à l’avocat ou au cabinet d’atteindre un objectif concret. Je l’approuve pleinement.
Cependant, utiliser un agent conversationnel comme levier de développement des affaires peut avoir l’effet inverse et même nuire à la réputation du cabinet, car il apporte bien peu de valeur au client potentiel. De par sa nature artificielle, l’outil reste froid, imparfait, sans nuances, souvent frustrant, et il fait porter tout le travail sur la personne qui cherche à entrer en contact avec vous.
Le silence du robot conversationnel
C’est ce que m’ont démontré plusieurs testeurs à qui j’avais demandé il y a quelque temps d’essayer les robots conversationnels sur les sites Web de différents cabinets. Ils ont rempli les formulaires, cliqué sur « envoyer », reçu une confirmation… puis plus rien. Silence radio. En conséquence, ces testeurs, qui étaient de véritables clients potentiels, ont été déçus, ont tenu des propos défavorables sur les cabinets en question simplement à cause de l’absence de réponse, et sont allés faire affaire ailleurs.
Cette issue convenait sans doute aux clients potentiels, mais certainement pas aux cabinets. On ne le saura jamais vraiment, car ils n’ont ni répondu ni pris le temps de comprendre les besoins de ces clients potentiels.
C’est une situation où le silence n’est pas d’or. Déléguer aveuglément à l’IA peut engendrer des pertes directes et indirectes :
- la perte de mandats potentiels, qu’ils correspondent ou non à votre champ de compétence; et
- la perte d’une occasion de jouer le rôle d’un intermédiaire précieux, en orientant un client vers un autre professionnel selon la stratégie éprouvée du renvoi mutuel, cette approche du « donner au suivant » qui soutient une dynamique gagnant-gagnant où la réussite des uns favorise celle de tous, et qui contribue directement à l’objectif de croissance des affaires (qui par effet de réciprocité, profite habituellement aussi à son propre cabinet).
Le droit demeure une affaire humaine
Ce problème illustre, à mon avis, une vision trop étroite de la « mentalité de croissance », souvent limitée à l’expansion d’un individu ou d’un cabinet, plutôt qu’au développement du bien collectif dans la communauté juridique.
Cette attitude découle peut-être de la peur évoquée plus tôt; celle que l’IA ne remplace les avocats, ce qui arrivera dans certains cas, et qu’elle accélère la production au point de menacer la facturation horaire (ce qui ne serait pas une perte). Mais selon moi, tant que le service juridique restera avant tout un métier de relations humaines, l’adoption de l’IA ne doit pas être une source d’inquiétude excessive.
Oui, l’IA peut aider les avocats à renforcer leur position d’experts en générant du contenu marketing (billets de blogue, infolettres, publications sur les médias sociaux). Mais elle a sa propre voix, et ce n’est pas la vôtre.
Mieux vaut donc s’en servir pour la recherche et le soutien à la réflexion, tout en rédigeant vous-même vos textes afin de préserver et de transmettre votre ton, vos idées et votre personnalité.
La touche humaine
Le marketing consiste à maintenir et à accroître votre présence dans votre marché cible. Le développement des affaires consiste à entretenir des relations avec les personnes de votre marché cible, qu’elles aient ou non du travail à vous confier, qu’elles soutiennent vos projets ou reconnaissent vos contributions.
Ces deux approches – marketing et développement des affaires – permettent de consolider votre positionnement sur le marché et de bâtir une base solide pour la croissance, en valorisant les relations humaines qui constituent le cœur de votre communauté, professionnelle comme personnelle. Tout cela repose sur des valeurs humaines fondamentales : l’écoute, la curiosité, la compréhension et l’empathie.
L’IA possède certes des capacités de réflexion algorithmique, mais elle reste fidèle à son nom : artificielle. Son intelligence ne cesse de croître grâce aux apports humains dont elle se nourrit, mais elle reste artificielle, et n’a pas encore de cœur. En attendant que ce jour arrive, les forces et les faiblesses de notre humanité – et la vaste palette de traits qui font notre singularité, de la curiosité et la compassion à l’humour, la clairvoyance, l’intuition et l’imagination – restent nos véritables super-pouvoirs.
Heather Suttie est reconnue comme l’une des principales spécialistes mondiales de la stratégie de marché juridique et de la gestion des cabinets de services juridiques. Depuis 1998, elle conseille les dirigeants de grands cabinets et de fournisseurs de services juridiques – du Global au Solo, du BigLaw au NewLaw – sur des stratégies de croissance novatrices liées aux affaires, aux marchés, à la gestion et à la clientèle. Ses interventions se traduisent par la création de valeur, une performance accélérée et un positionnement unique sur le marché juridique, générant un avantage concurrentiel durable ainsi qu’une augmentation de la part de marché, des revenus et des profits.
Heather aborde ces sujets sur son site heathersuttie.ca et peut être jointe à l’adresse heather@heathersuttie.ca
Cet article a été publié sur Slaw en septembre 2025.