
Le fan de baseball moyen ne manque jamais de grommeler au sujet des prix lorsqu’il va de nos jours assister à un match : « 50 $ pour un billet ! 15 $ pour une bière ! 9 $ pour un hot dog ! C’est à cause de ces joueurs gourmands ! », se plaint‑il au fan assis à côté. « Ils demandent des millions, c’est pour ça que le club doit tout facturer à un prix élevé. Dans l’économie actuelle, avoir un emploi devrait pourtant leur suffire ! ».
Le prix des billets n’a bien entendu rien à voir avec les salaires des joueurs, qui dépendent en fait des revenus obtenus globalement par l’industrie. Si vous en doutez, posez‑vous simplement la question : pourquoi le prix des billets ne baisse‑t‑il pas en même temps que la masse salariale lorsqu’une équipe vend des joueurs ? Quant aux commerces annexes, leurs prix ne sont pas affectés par les choses qui se passent sur le terrain parce qu’ils sont invariablement gérés par des sociétés séparées.
Pourquoi donc les propriétaires des équipes sont‑ils si heureux d’encourager ce raisonnement erroné1 ? Parce qu’il leur permet en l’occurrence d’échapper à la foudre du public à chaque fois qu’ils empêchent un joueur de jouer ou conspirent pour garder les salaires bas ; le fan moyen blâmera comme toujours l’employé, mais pas l’employeur.
Les cabinets d’avocats profitent de la même façon d’une idée préconçue régnant depuis longtemps dans le secteur juridique : celui selon lequel les salaires perçus par les avocats adjoints seraient liés aux objectifs fixés pour les heures facturables par les cabinets. Ce raisonnement se résume à peu près à ceci à l’heure qu’il est : « Il est indéniable que cabinets forcent leurs avocats à travailler de longues heures et à respecter des milliers d’objectifs horaires chaque année. Mais regardez un peu les salaires énormes que ces derniers sont en train de rapporter à la maison ! Ils devraient s’estimer heureux, compte tenu de leur manque de compétences. S’ils veulent travailler moins et avoir un meilleur d’équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie privée, ils devraient accepter un salaire inférieur. Sinon, qu’ils baissent la tête et continuent à travailler !
J’ai croisé cet argument sous diverses formes pendant des années. Les cabinets les plus généreux avec les salaires l’utilisent pour justifier l’imposition de fardeaux éreintants à leurs avocats subalternes du point de vue des heures facturables. Les entreprises moins compétitives l’utilisent elles pour justifier l’emploi de tarifs inférieurs au tarif pratiqué pour payer leurs avocats. Les avocats adjoints ont « mordu à l’hameçon » depuis belle lurette, car il est peu rare de les entendre dire : « J’accepterais volontiers un salaire inférieur s’il m’était permis de ne pas travailler tous les soirs et tous les week-ends ».
L’industrie s’est mise en tête qu’il y avait un lien causal entre les salaires perçus par les avocats adjoints et le nombre d’heures travaillées par eux. Je ne crois pas personnellement dans l’existence de ce lien. Les cabinets fixent le salaire de leurs avocats adjoints avant même que ceux‑ci ne commencent à facturer leurs heures. Le quota à respecter pour les heures facturables est de plus fixé en fonction de la quantité de travail que les avocats adjoints pourront, selon le cabinet, fournir avant de « craquer ». Les deux variables sont ainsi indépendantes, mais cela ne nous empêche pas pour autant de voir encore et toujours un lien causal entre eux – parce que la profession aime « jouer les saintes nitouches » et rappeler combien ces avocats adjoints « se croient tout permis » selon elle et combien ils mériteraient de gagner peu (pas même le salaire minimum, selon certains).
Le salaire des avocats adjoints d’un cabinet sera en fait, et dans une large mesure, proportionnel à la volonté de la dernière d’éviter l’étiquette de « pingre » ou de « perdant » par rapport aux entreprises les plus généreuses du marché. La générosité de ces entreprises de premier plan est quant à elle motivée en partie par le désir de devenir irrésistibles aux candidats potentiels et principalement – c’est mon avis – par l’envie de « mettre la pression » à des concurrents de moindre envergure. Les articles parlant de situations où une entreprise de premier plan a établi la norme salariale pour les avocats adjoints dans son marché et où des entreprises moins importantes ont été obligées de « relever le défi » sont légion ? Qu’est‑ce que tout cela a ainsi à voir avec le nombre d’heures facturées par les avocats adjoints ?
Les cabinets n’ajustent les salaires de leurs avocats adjoints en fonction des réalités du marché du travail que dans les rares occasions où elles sont submergées de commandes et ont trop peu d’avocats salariés à portée de main, comme la période actuelle (« l’après‑COVID ») et d’autres périodes de reprise ayant succédé à des récessions – des périodes où elles ont frénétiquement réembauché les légions d’avocats adjoints qu’elles avaient licenciées (pour préserver encore une fois les revenus de leurs associés) pour s’occuper de tout le travail accumulé.
La prime annuelle est en fait le seul lien direct existant entre le volume de travail effectué et le traitement versé dans le cas des avocats adjoints. Si ces derniers arrivent à fournir le nombre d’heures requis (un chiffre d’ordinaire faramineux !), ils recevront une prime de plusieurs dizaines de milliers de dollars. Le salaire de base restera, de son côté, le même, que cet objectif soit ou non atteint. Vous ne gagnerez pas moins si vous n’arrivez pas à atteindre les objectifs horaires fixés, mais vous serez très vraisemblablement viré !
Les grands cabinets d’avocats sont incroyablement rentables et peuvent à juste titre être considérés comme des « usines à monnaie ». Qu’on se le rappelle ! Le bénéfice moyen des associés est par exemple supérieur à trois millions de dollars dans les vingt-cinq cabinets d’avocats les plus rentables aux États‑Unis (AM Law 25). Le mot « moyen » signifie de surcroît que la moitié de ces avocats gagnent plus que les PPP (profits per equity partner [bénéfices par associé]) déclarés dans la liste. Il faut aussi souligner que le bénéfice minimum moyen est supérieur à 1,9 million de dollars parmi les cinquante premiers cabinets (Am Law 50). Vous devez aller plus bas que la 85e place pour trouver des associés ayant un bénéfice pur inférieur à un million de dollars – des sommes provenant toutes, il s’agit bien de le rappeler, de la sueur même des avocats adjoints. Ces derniers ne décrochent de leur côté qu’une fraction des richesses produites par leurs propres mains.
Les cabinets d’avocats ne cesseront jamais d’obliger leurs avocats adjoints à travailler incroyablement dur, peu importe les traitements versés. Ils les feront trimer comme des forçats jusqu’à ce qu’ils démissionnent, puis iront trouver d’autres « forçats ». S’ils le pouvaient, ces cabinets n’hésiteraient pas non plus à leur payer la moitié de ce qu’ils sont en train d’offrir – même s’ils pourraient facilement leur accorder plus, et sans mettre à aucun moment en péril leur commerce ou leurs profits confortables.
Chaque fois que quelqu’un me signale combien les joueurs de baseball sont payés, je réponds de ce fait : « C’est vrai, mais n’oublions pas non plus les sommes encore plus considérables que les propriétaires sont en train de grappiller ». La prochaine fois que vous entendrez quelqu’un parler de salaires élevés perçus par les avocats adjoints, n’oubliez pas ainsi les sommes que leurs cabinets sont en train d’engranger de leur côté. N’oubliez pas non plus que le système capitaliste ne paiera jamais plus que des sommes qui lui permettront de s’en tirer de justesse.
Il est donc grand temps d’effacer de votre esprit – et de celui de l’industrie – ce lien présumé entre le salaire des avocats adjoints et le nombre d’heures qu’ils sont appelés à facturer.
M. Jordan Furlong est un conférencier et un auteur. Il effectue aussi des analyses sur le secteur judiciaire dans le but de prévoir l’impact des changements rencontrés dans le marché sur les avocats et les cabinets d’avocats. Il a fait des dizaines d’exposés aux États‑Unis, au Canada, en Europe et en Australie devant des cabinets d’avocats, des barreaux d’État, des cours de justice et des associations juridiques. Il est aussi l’auteur de Law is a Buyer’s Market : Building à Client-First Law Firm (« La loi est un marché d’acheteurs : création de cabinets d’avocats axés sur le client »). M. Furlong écrit régulièrement des articles sur l’évolution du marché juridique sur son site Web (law21.ca). Cet article est apparu le 14 juin 2022 sur son blogue.
- Voir le premier paragraphe.