
Certaines personnes pensent que les LLM transformeront l’exercice de la profession juridique. Je pense que les choses iront encore plus loin…
Les LLM (large language models [« modèles importants de langage »]), qui ont aujourd’hui ChatGPT4 comme chef de file (en attendant que celui‑ci soit remplacé par qui sait quoi le week‑end prochain) ont de bonnes chances de changer le monde. Je veux dire le monde réel, celui qui tourne en ce moment sous vos pieds.
M. Bill Gates est d’avis que l’intelligence artificielle sera aussi révolutionnaire que l’internet et la téléphonie mobile. Appuyé par GPT4, Bing, le moteur de recherche de Microsoft est en train de faire des choses qu’aucun moteur de recherche ne devrait pouvoir faire. Et des scientifiques de renom sont en train de poser des questions qui les feraient normalement « virer » de la liste de diffusion des facultés, comme : « GPT4 aurait‑il en quelque sorte acquis la théorie de l’esprit ? Est‑il en train de présenter les premiers signes de l’intelligence artificielle générale ?
Le sujet dépasse de si loin mes compétences qu’il me faudrait une éternité pour le cerner ! Je vais donc me contenter de cette question beaucoup plus simple : quel rôle les LLM joueront-ils dans le secteur juridique ? Et serions-nous en train de vivre « les derniers jours des services juridiques dans leur forme courante », comme se l’est hier demandé un professeur de la faculté de droit de l’Université de New York ?
Parlons d’abord des choses que l’on sait déjà…
ChatGPT s’est non seulement montré à la hauteur du LSAT et du Uniform Bar examination, mais a démontré une vraie maîtrise dans les deux examens, obtenant des scores de 88 et de 90 %. « Les LLM sont capables d’atteindre le niveau requis de la part des avocats humains dans presque toutes les juridictions aux États‑Unis », ont expliqué le professeur Dan Katz et d’autres experts. « Ils peuvent s’attaquer à des tâches complexes qui nécessitent des connaissances juridiques approfondies ainsi que la capacité à comprendre et à rédiger des textes ». C’est vraiment quelque chose !
ChatGPT4 peut aussi faire des choses que seuls les avocats sont (étaient) capables de faire. Le programme peut rechercher et résumer des décisions de justice, analyser et appliquer des articles de la loi sur le droit d’auteur et produire des déclarations au titre de ruptures de contrat. (Ai‑je mentionné que ChatGPT4 n’est apparu qu’en mars ?) Et ce ne sont là que trois exemples rapides trouvés sur Twitter. Ces exemples pourraient bientôt se compter par milliers, car OpenAI a annoncé le 23 mars 2023 le déploiement de modules d’extension visant à intégrer ChatGPT à des services grand public et à lui donner l’accès à l’internet.
ChatGPT4 et d’autres LLM finiront‑ils donc par remplacer les avocats ? C’est une question que j’entends souvent poser et qui me fascine, parce qu’elle en dit vraiment long, selon moi, sur les inquiétudes ressenties par la profession juridique à l’égard de ces technologies. Les médecins, les architectes et les ingénieurs ne sont pas pour la plupart en train de se demander si GPT4 finira un jour par prendre leur place parce qu’ils sont certains que celui‑ci ne pourra remplacer toutes leurs compétences et leurs fonctions – du moins pour l’instant, car cette technologie n’a pas fini de nous surprendre.
La plupart des avocats sont d’avis que l’exercice de leur profession repose sur leurs connaissances et leur maîtrise des mots. Nous comprenons la loi, nous l’appliquons aux faits et nous analysons les résultats afin de parvenir à des solutions. Et nous rédigeons une variété incalculable des documents et de courriers (dans un langage structuré, déployé et géré avec précision) pour obtenir les résultats souhaités par nos clients.
Nous ne faisons bien entendu pas que cela. Et nos capacités ne s’y résument pas non plus. Mais c’est certainement la grande majorité des tâches auxquelles nos heures facturables sont consacrées. Et voilà que quelqu’un invente une « machine à connaissances et à mots » capable de faire toutes ces choses en un rien de temps ! Pourquoi ne serions‑nous pas alarmés ? Ce n’est pas un hasard si les services juridiques figurent en tête de liste des secteurs les plus susceptibles d’être perturbés par l’arrivée de l’IA générative.
Les conventions d’appellation employées dans le domaine des LLM sont un autre indice. Casetext vient de lancer un programme incroyablement puissant et décrit par ce dernier comme un « assistant juridique capable d’examiner des documents, de rédiger des mémorandums de recherche juridiques, de préparer des dépositions et d’analyser des contrats en l’espace de quelques minutes ». Incroyable !
Le programme a toutefois été baptisé Co‑Counsel (« Co‑avocat ») au lieu de AI Assistant (« Assistant IA »), tout comme Co-Pilot (« Co-pilote »), le nouvel outil de productivité créé par Microsoft pour Word, Excel et PowerPoint et appuyé par GPT4. Ce sont des noms que vous donneriez à vos collègues, vos partenaires et vos pairs et non à vos adjoints, car « co » signifie « égal à ».
Soyons clairs : les LLM ne sont pas des êtres humains et n’ont pas leur nature. Ils ne sont pas non plus des êtres conscients, même s’ils sont capables de prétendre le contraire avec une efficacité désarmante ! Et ils ne « pensent » pas comme nous. Nous ne savons toutefois pas vraiment comment ils fonctionnent (leurs créateurs étant peu disposés à fournir des détails sur le sujet) et ils accomplissent leurs tâches avec une rapidité et une facilité (semble‑t‑il) qui défient toute logique.
Le moment semble donc bien choisi de se souvenir de la troisième loi d’Arthur C. Clarke : « Toute technologie suffisamment avancée est indifférenciable de la magie » Notez bien : M. Clarke n’a pas dit que ladite technologie était magique en soi mais qu’on ne pourrait la différencier de la magie. ChatGPT4 ressemble aujourd’hui à cela dans le secteur juridique – une « baguette magique » pour la pratique du droit.
Que se passera‑t‑il lorsque cette « baguette magique » sera introduite dans le marché légal ? Elle permettra, du côté des clients, de réduire à un degré extraordinaire les tâches facturables réservées aux avocats – à l’interne comme à l’externe. Mais cela ne se fera pas du jour au lendemain : développer, tester, revoir, approuver et installer ce genre de système dans les entreprises prendra du temps. Une fois la chose accomplie, les gens se rendront compte que la « beauté » des LLM comme ChatGPT4 réside dans le fait qu’ils n’ont pas été conçus pour des experts – n’importe qui peut les utiliser. Et tous l’utiliseront, d’ailleurs.
(Le marché juridique dédié à « l’homme de la rue »ne sera pas non plus oublié. Au fur et à mesure que la capacité de calcul des LLM augmentera et que des jeux de données de haute qualité sur des connaissances juridiques seront développés pour les problèmes quotidiens, nous verrons aussi des gens ordinaires [cela ne saurait tarder] se connecter à des plateformes gratuites et publiques sur le Web pour trouver des réponses pertinentes à des questions juridiques et des solutions de base à des problèmes légaux, comme je l’ai expliqué dans l’un de mes articles le printemps dernier.)
Passons maintenant aux fournisseurs de services juridiques…
Les cabinets adopteront (et ont déjà commencé à le faire) les LLM juridiques – leurs clients s’y attendront, leurs avocats l’exigeront (ces derniers ont un faible pour les technologies intuitives et ont peu de sympathie pour la plupart des technologies juridiques) et leurs concurrents le feront à leur place s’ils ratent le coche. Qu’un seul des produits vendus par ces cabinets soit rendu obsolète par cette « baguette magique » et ces entreprises n’auront aucun avantage concurrentiel à long terme, à moyen terme ou jusqu’au prochain Noël !
Les heures fournies par les avocats sont la « pain quotidien » des cabinets d’avocats. Il se trouve maintenant que les LLM vont réduire massivement et définitivement leur quantité. Ces heures font partie intégrante aussi du système employé par les cabinets d’avocats pour facturer leurs services, générer des bénéfices, évaluer leurs avocats, promouvoir des candidats au rang d’associé et établir des normes pour l’engagement institutionnel. Elles sont, en un mot, une partie essentielle de leur identité commerciale.
Il est donc impossible que les cabinets d’avocats sortent indemnes de l’arrivée des LLM.
Comme je l’ai expliqué plus tôt, ChatGPT4 en est encore à ses balbutiements. Se baser sur si peu d’indices pour tirer des conclusions définitives serait incroyablement insensé et je me garderai de le faire. Mais je ne peux m’empêcher de penser qu’un jour, l’histoire des services juridiques sera divisée en « l’avant GPT4 » et « l’après GPT4 ». Le phénomène est aussi révolutionnaire que ça !
Je suis d’avis aussi que les cabinets d’avocats devraient réfléchir mûrement aux services qu’ils offriront et aux fondements de leur culture dans ce nouveau contexte. Leurs avocats devront de plus se réinventer, réévaluer leurs fonctions et leur vocation parce qu’aucune machine pointée vers la profession juridique ne devrait se transformer aussi facilement en solution miracle.
L’intelligence artificielle remplacera‑t‑elle en fin de compte les avocats ? Je ne le crois vraiment pas. Mais si cela devait d’une manière ou d’une autre se produire, ce sera à cause de nous, pas à cause d’elle.
Jordan Furlong est un conférencier et un auteur. Il effectue aussi des analyses sur le secteur judiciaire dans le but de prévoir les retombées des changements apportés dans le marché sur les avocats et les cabinets d’avocats. Il a fait des dizaines d’exposés aux États‑Unis, au Canada, en Europe et en Australie devant des cabinets d’avocats, des barreaux d’État, des cours de justice et des associations juridiques. Il est aussi l’auteur de Law is a Buyer’s Market : Building a Client‑First Law Firm (« La loi est un marché d’acheteurs : comment créer un cabinet d’avocats axé principalement sur le client »). M. Furlong écrit régulièrement sur l’évolution du marché juridique sur son site Web (Law21.ca.Law). Law has a magic wand now (« La loi a maintenant une baguette magique ») est apparu le 24 mars 2023 dans un bulletin d’information récemment créé par lui sur Substack.