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Ne craignez pas le faiseur de pluie !

1 mai 2018

Si vous avez passé un bon bout de temps dans un cabinet d’avocats, surtout en tant que gestionnaire, vous avez probablement été confronté à un obstacle au changement connu sous le nom de « les associés ont dit non ! », qui peut se révéler aussi intraitable qu’une barrière en acier.

Cet obstacle se restreint parfois au simple « l’un des associés ne veut pas le faire ». Dans de tels cas, plus l’associé est puissant, plus il sera capable de s’opposer à l’initiative proposée, surtout si celle-ci a pour but d’apporter des changements opérationnels importants. Nous accueillons généralement ce genre de résistance avec un haussement d’épaule fataliste, car nous nous disons que les associés ont le droit de faire ce qu’ils veulent en tant que propriétaires de l’entreprise.

Je me suis récemment entretenu avec des dirigeants et des gestionnaires de cabinets d’avocats sur des sujets de cette nature et ces conversations m’ont amené à réfléchir sur une question dont on ne parle pas beaucoup : les relations de pouvoir au sein des cabinets d’avocats. Qui détient vraiment le pouvoir dans ce genre d’entreprise et qui en est privé ? Comment ce pouvoir est-il réellement utilisé et pourquoi ? Et le temps est-il venu de revoir certaines de nos hypothèses personnelles sur la manière dont ce pouvoir est utilisé ? Cet article se penchera sur ces questions tout en répondant à l’affirmative à la dernière.

1. La source du pouvoir dans les cabinets d’avocats

Qui détient vraiment le pouvoir dans un cabinet d’avocats ? Et quelle est la source de ce pouvoir ?

Bien entendu, le pouvoir est quelque chose qui se rencontre dans toutes les entreprises et tous les organismes et est notamment utilisé pour façonner les décisions stratégiques externes de ces organisations et gérer leurs manœuvres tactiques internes. Dans la plupart des organisations, ce pouvoir est défini clairement et structuré de manière formelle afin d’assurer son efficacité. Le PDG de l’entreprise a notamment le droit de faire certaines choses et il en est de même pour le conseil d’administration et les actionnaires majoritaires. Ces gens ont non seulement le droit, mais le devoir de les faire, car le pouvoir est toujours accompagné de responsabilités.

Les cabinets d’avocats sont, à cet égard (et à bien d’autres aussi), des « entités atypiques », car le pouvoir y est exercé de manière plus diffuse et informelle que dans d’autres organisations. Les entreprises sont presque toutes dotées d’un associé directeur et même si celui-ci est normalement considéré comme le premier de ses pairs, personne (pas même lui) ne le prend pour le supérieur hiérarchique des autres associés.

Dans certains cabinets d’avocats, l’associé directeur est choisi non pour sa capacité à exercer de l’autorité ou pour son esprit de décision — loin de là — mais pour sa cordialité et sa capacité à ne pas se mêler des affaires des autres.

C’est presque toujours aussi le cas pour les groupes de pratique et les groupes industriels de l’entreprise, où le leadership est souvent accordé à l’avocat qui génère le plus d’affaires pour l’entreprise ou qui détient la plus grande réputation. Cependant, le poste de chef de groupe de pratique ne confère normalement pas beaucoup de pouvoir réel aux associés. Je n’irais pas jusqu’à qualifier « d’honorifiques » les rôles de direction formels des cabinets d’avocats, mais je ne pense pas qu’ils en sont loin.

Comme indiqué plus haut, dans presque tous les cabinets d’avocats que j’ai rencontrés, le pouvoir de l’associé dépend de sa part de propriété dans l’entreprise et de sa participation en capital.

Il y a quand même quelque chose qui ne colle pas dans cette équation. Les participations en capital dans les cabinets d’avocats sont, au sens strict du terme, toujours égales. Dans un cabinet d’avocats composé de 100 associés, chaque associé détient techniquement une participation en capital de 1 %. Ce n’est pas assez conséquent pour permettre à un actionnaire isolé d’exercer un pouvoir de veto sur la stratégie directionnelle ou les décisions tactiques de l’entreprise. Et si l’un d’eux tentait de le faire, il serait accueilli avec un sourire amusé par l’entreprise.

Pourtant, la plupart des cabinets d’associés dans le secteur légal comptent une poignée d’avocats qui peuvent lancer ou faire arrêter — et qui usent effectivement de ce pouvoir — des initiatives selon leur bon plaisir et soumettre les autres à leurs caprices. Imaginons un cabinet d’avocats dans lequel l’associé A perçoit un salaire dix fois supérieur à celui de l’associé B au cours d’une année donnée et est incontestablement plus puissant que celui-ci. Il ne faut cependant pas en conclure que l’associé A détient dix fois plus « d’actions » que le partenaire B, car les deux ont investi des sommes similaires pour « s’acheter » une participation dans l’entreprise et être admis comme associés. La participation en capital ne saurait donc expliquer à elle seule la manière dont le pouvoir est reparti au sein d’un cabinet d’avocats.

Le pouvoir réel de l’associé dépend-il en fait de sa capacité à générer des revenus ? C’est une idée qui semble aller de pair avec la sagesse populaire, qui est d’avis que plus vous rapportez des revenus à l’entreprise, plus votre pouvoir augmente. Mais ce genre de raisonnement n’est pas sans comporter lui aussi des lacunes, car les associés principaux ou les associés non détenteurs de participations sont capables de générer autant sinon plus de revenus que les associés dits « normaux ». Si la production d’espèces « sonnantes et trébuchantes » était vraiment synonyme de pouvoir, les travailleurs « armés de leviers cachés au fond de la pyramide » seraient les dirigeants. Mais nous savons que ce n’est pas le cas.

Le pouvoir de l’associé réside-t-il peut-être dans sa capacité à attirer des clients rentables pour l’entreprise ? Cela semble être vraiment le cas dans la plupart des cabinets d’avocats : les personnes qui ont le contrôle des clients les plus importants ou les plus gros clients sont aussi ceux qui détiennent le pouvoir. Les associés qui contrôlent les clients les plus importants obtiennent toujours ce qu’ils veulent et peuvent mettre un frein à n’importe quoi. Ils sont une poignée dans chaque entreprise et ce sont eux qui y détiennent vraiment le pouvoir.

Nous appelons ces associés des « faiseurs de pluie », un mot adorable qui est aussi proche de la poésie que l’on peut l’être dans les milieux légaux. Mais savez-vous comment les faiseurs de pluie sont appelés en dehors de ce milieu ? Des « vendeurs ». Car c’est essentiellement ce qu’ils sont et ce qu’ils font. Et les cabinets d’avocats sont, à ma connaissance, les seuls endroits où les vendeurs sont aussi les dirigeants.

2. L’exercice du pouvoir dans un cabinet d’avocats

Nous avons donc établi, même s’il ne s’agit que d’un postulat, que ce sont les meilleurs vendeurs qui possèdent et exercent le plus de pouvoir dans les cabinets d’avocats. Si c’est le cas, voici une question complémentaire qui ne manque pas non plus d’intérêt : comment ce pouvoir est-il exercé dans la pratique ? Et comment le vendeur exerce-t-il son pouvoir sur vous ? En menaçant de faire moins de ventes ? Ce serait au moins aussi désastreux pour lui que pour vous. En menaçant de faire plus de ventes ? « Faites ce que je dis ou je vous rapporte plus d’argent » ne semble pourtant pas si intimidant que ça.

Non, le pouvoir exercé par le vendeur au sein d’un cabinet d’avocats est entièrement de nature unidimensionnelle et se résume à ceci : le pouvoir de partir. « Faites ce que je dis ou je prendrai avec moi toute la clientèle que je vous ai trouvée et la confierai à un autre cabinet. » C’est ça la vraie menace. Elle est surtout implicite, même si elle peut parfois être le contraire et c’est elle qui sous-tend le pouvoir du vendeur dans le cabinet.

Elle est quasiment considérée comme existentielle dans de nombreuses entreprises, car les vendeurs qui rapportent le plus peuvent nuire gravement à leur société et même occasionner son « décès » si jamais ils décident de partir. L’entreprise a donc tout intérêt à se plier à leurs quatre volontés. Voici donc la vraie source du pouvoir dans un cabinet d’avocats : la menace de quitter l’entreprise et de la priver de son moyen de subsistance.

Mais savez-vous ce qui est intéressant à propos de ce pouvoir ? Il ne peut être exercé qu’une seule fois.

La menace d’un vendeur de quitter le cabinet constitue une option nucléaire. Une fois celle-ci déployée, l’intéressé ne peut plus faire machine arrière : il peut soit partir (et perdre en ce faisant le pouvoir qu’il détenait) et laisser les autres se débrouiller tant bien que mal, soit rester et détruire pour de bon la crédibilité de cette menace (car les gens se rendront compte qu’il était en train de bluffer et ne croiront dorénavant plus en son pouvoir). Le pouvoir de départ du vendeur fait peur à tout le monde dans l’entreprise. Ce qu’ils ignorent cependant, c’est que ce pouvoir n’est pas renouvelable.

Si vous êtes un vendeur de haut calibre dans un cabinet d’avocats, votre pouvoir ne repose pas sur la notion de « Utilisez-le ou perdez-le », mais plutôt sur « Utilisez-le et perdez-le ». Il est perdu dès qu’il est exercé, que vous décidiez de partir ou de rester, car les autres savent que vous ne pourrez plus l’utiliser contre eux.  

Et si les membres des cabinets d’avocats cessaient de craindre le faiseur de pluie ?

Que se passerait-il si, au lieu de capituler dès que le vendeur menace d’utiliser son atout, ils décidaient de voir venir ?

Il arriverait l’une de ces deux choses. La première : le vendeur part ou du moins essaie de partir. Il fait circuler la nouvelle de son départ parmi les cabinets rivaux (si ce n’est déjà fait), essaye de savoir lequel de ces cabinets lui conviendra le mieux, tente de négocier le meilleur contrat d’agent libre possible et prend la porte de sortie, accompagné de collègues alliés (le cas échéant) et d’autant de clients que possible.

Combien de clients prendra-t-il en fait avec lui ? Acritas a récemment fait une enquête sur un large éventail d’associés qui sont passés d’une entreprise à une autre. Ces associés s’attendaient à ce qu’environ 70 % de leurs clients les suivent dans leur nouvelle entreprise. Mais en réalité, seulement 27 % ont fait le déplacement.

Selon Acritas, lorsqu’un vendeur quitte un cabinet d’avocats, ce qui se passe généralement, c’est que près des trois quarts des clients prétendument sous le « contrôle » du vendeur préfèrent rester avec le premier cabinet. Et d’après ce que j’ai vu et entendu, lorsqu’un vendeur de grande envergure quitte un cabinet, celui-ci promeut souvent un associé en second pour le remplacer et ne se sent ainsi plus pris en otage. Soyons clairs, je ne suis pas en train de dire que les résultats seront heureux à chaque fois. Cependant, le départ d’un vendeur s’avère moins catastrophique que prévu dans la majorité des cas.

Voilà ce qui arrive si le vendeur s’en va. S’il reste, son bluff perdra tout son effet et il ne pourra plus exercer ce pouvoir avec la même efficacité.

3. La vraie nature du pouvoir dans les cabinets d’avocats

Voici mon avis : la sagesse populaire se trompe au sujet des relations de pouvoir dans les cabinets d’avocats. Les gens qui semblent détenir tout le pouvoir ne peuvent se permettre de l’utiliser, et s’ils l’utilisent, ils doivent partir au risque de perdre ce pouvoir. Dans les deux cas de figure, leur pouvoir au sein de l’entreprise cessera d’exister.

Pourtant, cela ne devrait pas vraiment nous surprendre. Le vrai pouvoir dans une entreprise ou un organisme n’a jamais résidé dans le pouvoir de menacer, de retirer ou de détruire. Il réside plutôt dans la capacité d’agir, de construire et d’accomplir. Le pouvoir des faiseurs de pluie et des vendeurs est en fait un pouvoir de premier type : c’est celui de la brute, du bluffer et du lanceur de menaces.

Vous avez maintenant même toutes les qualités nécessaires pour exercer un pouvoir de deuxième type dans votre cabinet d’avocats. Je suis d’avis que le pouvoir réel est accessible à tout le monde dans ce genre de cabinet et qu’il peut être utilisé par qui veut. Tout comme l’épée logée dans la pierre, il appartient à celui qui voudra l’agripper et le manier. Le pouvoir réel dans un cabinet d’avocats appartient à ceux qui font valoir le fait que les intérêts de l’entreprise sont supérieurs à ceux d’une poignée de vendeurs — des gens qui sont prêts à résister à ces vendeurs et à les inciter à faire usage de leur pouvoir afin de mieux les en priver.

Encore une fois, je ne suis pas en train de dire que la confrontation et l’incitation au départ des vendeurs de haut calibre ne comporte pas de risques ; ce serait même imprudent de votre part d’en faire une pratique de gestion universelle. La crainte de perdre un vendeur de grande envergure empêche cependant la plupart des dirigeants et des gestionnaires d’entreprise de même penser à faire valoir leur pouvoir institutionnel. Or, vous ne devez pas diriger votre entreprise dans la crainte de vos propres vendeurs.

Les meilleurs vendeurs détiennent le pouvoir dans les cabinets d’avocats moyens uniquement parce que le reste des employés y croient eux-aussi. Une fois que vous cesserez d’y croire et que vous vous mettrez en tête que le pouvoir positif est supérieur au pouvoir négatif et que vous pourrez exercer un pouvoir de deuxième type si vous soutenez courageusement les intérêts de votre entreprise, vous pourrez tout y changer.

Jordan Furlong est un conférencier, un écrivain et un analyste légal des marchés. Il prévoit l’impact de l’évolution des conditions du marché sur les avocats et les cabinets d’avocats. Il a effectué des dizaines de présentations aux États-Unis, au Canada, en Europe et en Australie pour des cabinets d’avocats, des barreaux d’État, des tribunaux et des associations juridiques. Il est l’auteur de « Law is a Buyer’s Market: Building a Client-First Law Firm » (« La loi est un marché d’acheteurs : Création d’un cabinet d’avocats axé sur le client ») et écrit régulièrement des articles sur le marché juridique en pleine évolution sur son site Web law21.ca.

« Ne craignez pas le faiseur de pluie! » est apparu dans le blogue law21.ca le 19 mars 2018.

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